raphael Sitbon

Make room

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D'habitude, lorsque vous assistez Ă  un vernissage, vous dĂ©ambulez parmi les Ɠuvres comme si vous marchiez dans une ville : vous tombez sur des objets et des situations qui vous touchent ou, parfois, vous laissent indiffĂ©rent·e. Vous cherchez les regards des autres, comme si vous cherchiez une approbation, ou juste un point de contact. Parfois, vous fixez les objets ; votre pas s’arrĂȘte, mais vos yeux continuent Ă  bouger Ă  l’intĂ©rieur de l’ar- chitecture d’une Ɠuvre qui vous regarde aussi, Ă  son tour. Vous ĂȘtes en face Ă  face. La plupart du temps, vous n'apprĂ©ciez pas les interactions sociales d'un vernissage, car la politesse vous oblige Ă  verbaliser vos sentiments et pensĂ©es sur ce qui est devant vos yeux. Comme si ce que vous avez devant vous n’avait pas dĂ©jĂ  une voix, ou que votre voix Ă©tait nĂ©cessaire pour que les objets parmi nous trouvent leur sens aux yeux des autres. Poli- ment, vous produisez un discours de comparaison ces formes me font beaucoup pen- ser Ă  Robert Gober. Les objets ont l’air denses, on dirait des rĂ©ceptacles remplis Ă  ras bord. Ça a l’air costaud ! Des formes minimales avec un contenu maximal. La densitĂ© des matĂ©riaux et l’effort investi dans leur crĂ©ation aboutissent Ă  une sorte de perfection mĂ©taphysique unitaire, comme une soupe instantanĂ©e, louant l'artiste tout en essayant d'Ă©viter tout cela en vous rapprochant de plus en plus du bar. Devant le bar, aprĂšs avoir prononcĂ© une ou deux phrases clĂ©s sur l'exposition, c’est intĂ©ressant—on dirait que, dans cette expo, l’essence des piĂšces n’est prĂ©sente qu’à moitiĂ©. En ame- nant des fragments du rĂ©el dans une salle d’exposition, il nous incite Ă  regarder de- hors, Ă  voir la ville Ă  travers sa sensibilitĂ©. À considĂ©rer chaque dĂ©tail comme une tentative de la part des objets qui nous entourent de capter notre attention. Et si l’on regarde ainsi, on peut ĂȘtre Ă©mu·es—peut-ĂȘtre mĂȘme davantage—par ce qui se passe dehors que par ce qui se joue ici, dans cette salle. Ou, plus loin encore, considĂ©rer cette salle pour ce qu’elle est, plutĂŽt que pour ce qu’elle reprĂ©sente. (Vous gardez Ă  l'esprit que si ce n'est pas l'artiste en question Ă  qui vous vous adressez, il faut donner une certaine saveur critique Ă  votre opinion pour Ă©viter d'ĂȘtre considĂ©ré·e comme naĂŻf·ve ou simplement un·e brut·e.).Vous pouvez alors discuter d’autres choses qui vous sont chĂšres : le temps, votre quotidien, votre partenaire, votre travail, votre Ă©tat Ă©motionnel, votre ri- tuel sportif, etc. Par moments, vous perdez le fil de la discussion et vous entendez d’autres voix. Vous entendez quelqu’un dire : « Est-ce que vous avez lu le texte ? Il est incroyable ! » AprĂšs avoir rempli pour la deuxiĂšme fois votre verre en carton de vin rouge, vous diri- gez votre regard dans la salle pour identifier l’emplacement de cette fameuse pile blanche. Étrangement, vous ne l’avez pas remarquĂ©e en entrant dans la piĂšce, mais d’un coup, vous la voyez dans un de ces coins. Vous traversez dĂ©licatement l’espace, en saluant plusieurs fois plusieurs personnes et en Ă©vitant du regard les Ɠuvres pour arriver devant la pile. Vous vous penchez pour attraper une feuille, que vous parcourez Ce n’est pas l’imagi- naire qui dĂ©clenche la pratique de RaphaĂ«l Sitbon, mais la rencontre avec le rĂ©el, et plus prĂ©cisĂ©ment avec l’environnement urbain. La marche et le dessin y sont liĂ©s, et ses sculptures prennent forme Ă  partir d’objets croisĂ©s sur sa route. Ce qui le touche, ce ne sont pas tant les objets ou les architectures en tant que singularitĂ©s, mais plutĂŽt des agencements de choses — et l’espace qui les sĂ©pare ou les relie les premiĂšres phrases pour avoir un aperçu de la tonalitĂ© des mots. Vous observez la rĂ©pĂ©tition du nom de l'artiste RaphaĂ«l Sitbon, RaphaĂ«l, Sitbon, l’artiste sous toutes ses formes, et voyez s’il y a du texte en italique « Elle renverse l'idĂ©e que la perception nous envoie Ă  un intĂ©rieur, mais que c'est nĂ©cessairement un Ă©change avec l'extĂ©rieur, et que la per- ception ne peut que fonctionner de maniĂšre inter-active. Ce n'est pas nous qui perce- vons les choses, mais c'est parce que les choses nous perçoivent aussi que nous nous percevons, et ainsi de suite. ».Citer, en le rendant visible avec des lettres penchĂ©es, donne au texte et Ă  son auteur·ice un aspect plus recherchĂ©. Ensuite, vous pliez discrĂšte- ment cette feuille A4 en superposition quadrangulaire pour qu'elle puisse tenir dans votre poche. En essayant de faire cette opĂ©ration le plus droit possible, en cornant le coin supĂ©- rieur attentivement avec son angle, vous lisez La minutie, c’est de l’attention. Un rapport au temps que RaphaĂ«l partage avec ses objets. Il vit avec eux. Il leur donne son temps. Et son temps marque une relation de quelques phrases et vous regardez instinc- tivement si vous ĂȘtes observé·e. Si vous croisez le regard d’autrui, vous lui dites simple- ment :« Je le lirai plus tard chez moi, dans de meilleures conditions. »Comme si vous vous excusiez ainsi de ne pas vouloir le lire immĂ©diatement. Vous reposez toute la responsabi- litĂ© sur le contexte, en vous dĂ©douanant de la possibilitĂ© que vous n'ayez tout simplement pas d’intĂ©rĂȘt Ă©vident pour ce texte. Et que tous les efforts de l'auteur·ice n'ont peut-ĂȘtre servi Ă  rien. AprĂšs cela, vous glissez la feuille dans votre poche arriĂšre et poursuivez votre soirĂ©e, non perturbé·e et libre de toute culpabilitĂ©. La feuille continuera de vivre tranquil- lement dans votre poche arriĂšre. Jusqu'au jour oĂč, gĂ©nĂ©ralement un samedi ou un di- manche, vient le moment de laver vos vĂȘtements.Il vous est souvent arrivĂ© d'oublier un mouchoir en papier dans vos poches, et de vous retrouver avec tous ces petits morceaux de papier collĂ©s comme des flocons de neige sur l'ensemble de vos vĂȘtements sombres. Donc vous vĂ©rifiez toujours deux fois tous vos vĂȘtements pour vous assurer qu'aucun mouchoir ne cherche Ă  se venger d'avoir Ă©tĂ© oubliĂ© trop longtemps. Vous tombez sur cette feuille, visiblement en mauvais Ă©tat Ă  cause de toutes les frictions avec votre jean, et de toutes les fois oĂč vous l'avez Ă©crasĂ©e, la compressant, la transformant de A4 en A6 solide. Vous la dĂ©pliez doucement et, pendant quelques instants, vous observez les formes qui existent entre plusieurs mots qui la couvrent. Parfois, vous vous surprenez mĂȘme Ă  lire encore mais justement, il ne s’agit pas d’un rapport d’imitation, mais plutĂŽt de la re- transcription d’une image. Je dis image, Sitbon dit mots. Il s’agit d’un Ă©quilibre entre le verbal et la projection. Accepter d’ĂȘtre touché·e par les mots qu’on accroche naturelle- ment aux objets, tout en laissant les formes se dĂ©voiler toutes seules, avec un langage autre que le nĂŽtre Ă  voix haute. Face Ă  votre machine Ă  laver. Un petit sourire apparaĂźt progressivement sur votre visage, en pensant Ă  la phrase que vous avez dite lors du vernis- sage : « Je le lirai plus tard chez moi, dans de bonnes conditions. » Vous vous demandez si vous saviez dĂ©jĂ , Ă  ce moment-lĂ , qu’il n’y aurait pas de « bonnes conditions ». Ou si, jus- tement, les conditions sont bonnes juste quand on est juste assez disponible pour les ac- cueillir telles qu’elles sont. Les meilleures conditions sont les pires.RĂ©citant chez J.G. Ballard, ou encore dans L’Écume des jours de Boris Vian, les bĂątiments et les objets respirent, transpirent, se contractent d’émotions. L’architecture, comme les ob- jets, devient le prolongement d’une psychĂ© troublĂ©e — une matiĂšre sensible. ce texte, dans un sous-sol, Ă  une machine Ă  laver, la remplissant de vĂȘtements et de mots, entouré·e de paniers de linge sale-propre qui vous regardent. Tout cela dans une sorte d’anxiĂ©tĂ© de terminer cette tĂąche d’entretien de la vie quotidienne le plus rapidement possible — et de ne pas utiliser ce bout de papier comme excuse pour ne pas faire ce que vous devez faire : lire. Laver L’hallucination, dans le travail de l’artiste, n’est pas une rupture avec le rĂ©el, mais une intensification de celui-ci — une vision intĂ©rieure qui projette le paysage mental sur le monde extĂ©rieur, jusqu’à brouiller les frontiĂšres entre perception, mĂ©- moire et fiction des mots Ă©crits pour un autre contexte, dans un autre contexte, pour Ă©viter encore un autre contexte. AprĂšs avoir terminĂ© le texte Des bagages invisibles ou simplement vous ĂȘtes arrĂȘté·e au milieu De la mĂȘme façon que le dĂ©placement phy- sique joue un rĂŽle central dans la conception de ses Ɠuvres, sa pratique se dĂ©place aussi. En commençant par l’image pour arriver Ă  la sculpture, elle se dĂ©place mainte- nant vers les idĂ©es. Ses objets ne sont pas des mondes fermĂ©s Ă  contempler, mais des invitations vers le dehors. La technicitĂ© n’est plus une thĂ©matique, mais un outil pour que vous repliez la page comme elle Ă©tait — geste absurde puisque vous ne la trans- porterez plus dans votre poche mais elle finira dans le petit panier Ă  cĂŽtĂ© de la machine Ă  laver, avec tous les objets que vous avez oubliĂ©s au fil du temps, alors qu’ils Ă©taient lĂ , avec vous, sans que vous vous en souciez des bagages invisibles.
Konstantinos Kyriakopoulos

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