
raphael Sitbon
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Project Info
- đ Centre tignous d'art contemprain
- đ€ raphael Sitbon
- đ Konstantinos Kyriakopoulos
- đ objets pointus
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D'habitude, lorsque vous assistez Ă un vernissage, vous dĂ©ambulez parmi les Ćuvres
comme si vous marchiez dans une ville : vous tombez sur des objets et des situations qui
vous touchent ou, parfois, vous laissent indifférent·e. Vous cherchez les regards des autres,
comme si vous cherchiez une approbation, ou juste un point de contact. Parfois, vous
fixez les objets ; votre pas sâarrĂȘte, mais vos yeux continuent Ă bouger Ă lâintĂ©rieur de lâar-
chitecture dâune Ćuvre qui vous regarde aussi, Ă son tour. Vous ĂȘtes en face Ă face. La
plupart du temps, vous n'appréciez pas les interactions sociales d'un vernissage, car la
politesse vous oblige à verbaliser vos sentiments et pensées sur ce qui est devant vos yeux.
Comme si ce que vous avez devant vous nâavait pas dĂ©jĂ une voix, ou que votre voix Ă©tait
nécessaire pour que les objets parmi nous trouvent leur sens aux yeux des autres. Poli-
ment, vous produisez un discours de comparaison ces formes me font beaucoup pen-
ser Ă Robert Gober. Les objets ont lâair denses, on dirait des rĂ©ceptacles remplis Ă
ras bord. Ăa a lâair costaud ! Des formes minimales avec un contenu maximal. La
densitĂ© des matĂ©riaux et lâeffort investi dans leur crĂ©ation aboutissent Ă une sorte
de perfection métaphysique unitaire, comme une soupe instantanée, louant l'artiste
tout en essayant d'éviter tout cela en vous rapprochant de plus en plus du bar. Devant le
bar, aprĂšs avoir prononcĂ© une ou deux phrases clĂ©s sur l'exposition, câest intĂ©ressantâon
dirait que, dans cette expo, lâessence des piĂšces nâest prĂ©sente quâĂ moitiĂ©. En ame-
nant des fragments du rĂ©el dans une salle dâexposition, il nous incite Ă regarder de-
hors, à voir la ville à travers sa sensibilité. à considérer chaque détail comme une
tentative de la part des objets qui nous entourent de capter notre attention. Et si lâon
regarde ainsi, on peut ĂȘtre Ă©mu·esâpeut-ĂȘtre mĂȘme davantageâpar ce qui se passe
dehors que par ce qui se joue ici, dans cette salle. Ou, plus loin encore, considérer
cette salle pour ce quâelle est, plutĂŽt que pour ce quâelle reprĂ©sente. (Vous gardez Ă
l'esprit que si ce n'est pas l'artiste en question Ă qui vous vous adressez, il faut donner une
certaine saveur critique Ă votre opinion pour Ă©viter d'ĂȘtre considĂ©ré·e comme naĂŻf·ve ou
simplement un·e brut·e.).Vous pouvez alors discuter dâautres choses qui vous sont chĂšres
: le temps, votre quotidien, votre partenaire, votre travail, votre état émotionnel, votre ri-
tuel sportif, etc. Par moments, vous perdez le fil de la discussion et vous entendez dâautres
voix. Vous entendez quelquâun dire : « Est-ce que vous avez lu le texte ? Il est incroyable
! » AprÚs avoir rempli pour la deuxiÚme fois votre verre en carton de vin rouge, vous diri-
gez votre regard dans la salle pour identifier lâemplacement de cette fameuse pile blanche.
Ătrangement, vous ne lâavez pas remarquĂ©e en entrant dans la piĂšce, mais dâun coup, vous
la voyez dans un de ces coins. Vous traversez dĂ©licatement lâespace, en saluant plusieurs
fois plusieurs personnes et en Ă©vitant du regard les Ćuvres pour arriver devant la pile.
Vous vous penchez pour attraper une feuille, que vous parcourez Ce nâest pas lâimagi-
naire qui déclenche la pratique de Raphaël Sitbon, mais la rencontre avec le réel, et
plus prĂ©cisĂ©ment avec lâenvironnement urbain. La marche et le dessin y sont liĂ©s, et
ses sculptures prennent forme Ă partir dâobjets croisĂ©s sur sa route. Ce qui le touche,
ce ne sont pas tant les objets ou les architectures en tant que singularités, mais plutÎt
des agencements de choses â et lâespace qui les sĂ©pare ou les relie les premiĂšres
phrases pour avoir un aperçu de la tonalité des mots. Vous observez la répétition du
nom de l'artiste RaphaĂ«l Sitbon, RaphaĂ«l, Sitbon, lâartiste sous toutes ses formes, et
voyez sâil y a du texte en italique « Elle renverse l'idĂ©e que la perception nous envoie Ă
un intérieur, mais que c'est nécessairement un échange avec l'extérieur, et que la per-
ception ne peut que fonctionner de maniĂšre inter-active. Ce n'est pas nous qui perce-
vons les choses, mais c'est parce que les choses nous perçoivent aussi que nous
nous percevons, et ainsi de suite. ».Citer, en le rendant visible avec des lettres penchées,
donne au texte et à son auteur·ice un aspect plus recherché. Ensuite, vous pliez discrÚte-
ment cette feuille A4 en superposition quadrangulaire pour qu'elle puisse tenir dans votre
poche. En essayant de faire cette opération le plus droit possible, en cornant le coin supé-
rieur attentivement avec son angle, vous lisez La minutie, câest de lâattention. Un rapport
au temps que Raphaël partage avec ses objets. Il vit avec eux. Il leur donne son
temps. Et son temps marque une relation de quelques phrases et vous regardez instinc-
tivement si vous ĂȘtes observé·e. Si vous croisez le regard dâautrui, vous lui dites simple-
ment :« Je le lirai plus tard chez moi, dans de meilleures conditions. »Comme si vous vous
excusiez ainsi de ne pas vouloir le lire immédiatement. Vous reposez toute la responsabi-
lité sur le contexte, en vous dédouanant de la possibilité que vous n'ayez tout simplement
pas dâintĂ©rĂȘt Ă©vident pour ce texte. Et que tous les efforts de l'auteur·ice n'ont peut-ĂȘtre
servi Ă rien. AprĂšs cela, vous glissez la feuille dans votre poche arriĂšre et poursuivez votre
soirée, non perturbé·e et libre de toute culpabilité. La feuille continuera de vivre tranquil-
lement dans votre poche arriĂšre. Jusqu'au jour oĂč, gĂ©nĂ©ralement un samedi ou un di-
manche, vient le moment de laver vos vĂȘtements.Il vous est souvent arrivĂ© d'oublier un
mouchoir en papier dans vos poches, et de vous retrouver avec tous ces petits morceaux
de papier collĂ©s comme des flocons de neige sur l'ensemble de vos vĂȘtements sombres.
Donc vous vĂ©rifiez toujours deux fois tous vos vĂȘtements pour vous assurer qu'aucun
mouchoir ne cherche à se venger d'avoir été oublié trop longtemps. Vous tombez sur cette
feuille, visiblement en mauvais état à cause de toutes les frictions avec votre jean, et de
toutes les fois oĂč vous l'avez Ă©crasĂ©e, la compressant, la transformant de A4 en A6 solide.
Vous la dépliez doucement et, pendant quelques instants, vous observez les formes qui
existent entre plusieurs mots qui la couvrent. Parfois, vous vous surprenez mĂȘme Ă lire
encore mais justement, il ne sâagit pas dâun rapport dâimitation, mais plutĂŽt de la re-
transcription dâune image. Je dis image, Sitbon dit mots. Il sâagit dâun Ă©quilibre entre le
verbal et la projection. Accepter dâĂȘtre touché·e par les mots quâon accroche naturelle-
ment aux objets, tout en laissant les formes se dévoiler toutes seules, avec un langage
autre que le nĂŽtre Ă voix haute. Face Ă votre machine Ă laver. Un petit sourire apparaĂźt
progressivement sur votre visage, en pensant Ă la phrase que vous avez dite lors du vernis-
sage : « Je le lirai plus tard chez moi, dans de bonnes conditions. » Vous vous demandez si
vous saviez dĂ©jĂ , Ă ce moment-lĂ , quâil nây aurait pas de « bonnes conditions ». Ou si, jus-
tement, les conditions sont bonnes juste quand on est juste assez disponible pour les ac-
cueillir telles quâelles sont. Les meilleures conditions sont les pires.RĂ©citant chez
J.G. Ballard, ou encore dans LâĂcume des jours de Boris Vian, les bĂątiments et les
objets respirent, transpirent, se contractent dâĂ©motions. Lâarchitecture, comme les ob-
jets, devient le prolongement dâune psychĂ© troublĂ©e â une matiĂšre sensible. ce texte,
dans un sous-sol, Ă une machine Ă laver, la remplissant de vĂȘtements et de mots, entouré·e
de paniers de linge sale-propre qui vous regardent. Tout cela dans une sorte dâanxiĂ©tĂ© de
terminer cette tĂąche dâentretien de la vie quotidienne le plus rapidement possible â et de
ne pas utiliser ce bout de papier comme excuse pour ne pas faire ce que vous devez faire :
lire. Laver Lâhallucination, dans le travail de lâartiste, nâest pas une rupture avec le rĂ©el,
mais une intensification de celui-ci â une vision intĂ©rieure qui projette le paysage
mental sur le monde extĂ©rieur, jusquâĂ brouiller les frontiĂšres entre perception, mĂ©-
moire et fiction des mots écrits pour un autre contexte, dans un autre contexte, pour
éviter encore un autre contexte. AprÚs avoir terminé le texte Des bagages invisibles ou
simplement vous ĂȘtes arrĂȘté·e au milieu De la mĂȘme façon que le dĂ©placement phy-
sique joue un rĂŽle central dans la conception de ses Ćuvres, sa pratique se dĂ©place
aussi. En commençant par lâimage pour arriver Ă la sculpture, elle se dĂ©place mainte-
nant vers les idées. Ses objets ne sont pas des mondes fermés à contempler, mais
des invitations vers le dehors. La technicitĂ© nâest plus une thĂ©matique, mais un outil
pour que vous repliez la page comme elle Ă©tait â geste absurde puisque vous ne la trans-
porterez plus dans votre poche mais elle finira dans le petit panier Ă cĂŽtĂ© de la machine Ă
laver, avec tous les objets que vous avez oubliĂ©s au fil du temps, alors quâils Ă©taient lĂ , avec
vous, sans que vous vous en souciez des bagages invisibles.
Konstantinos Kyriakopoulos