
GROUPSHOW, Louise Aleksiejew, Antoine Medes, Jill Chauvat, Aline Darras, Léonore Destres , Quentin Garo, Jenna Kaes, Tom Nadam
HÉLIOS
Project Info
- 💙 Villa Belleville - Résidence de Paris Belleville
- 💚 AUDREY AUMEGEAS, MARINE COULLARD
- 🖤 GROUPSHOW, Louise Aleksiejew, Antoine Medes, Jill Chauvat, Aline Darras, Léonore Destres , Quentin Garo, Jenna Kaes, Tom Nadam
- 💜 Loïc Leclercq
- 💛 AUDREY AUMEGEAS, MARINE COULLARD
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Aline Darras, Mémoire poétique, 2020
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Hélios, exhibition view, Villa Belleville Paris

Hélios, exhibition view, Villa Belleville Paris

Hélios, exhibition view, Villa Belleville Paris

Hélios, exhibition view, Villa Belleville Paris

Hélios, exhibition view, Villa Belleville Paris

Hélios, exhibition view, Villa Belleville Paris

Jenna Kaes, Souvenir Altar I & II, 2024

Jill Chauvat, Brume, 2024

Léonore Destres, Areios Pagos, 2022

Léonore Destres, Argos, 2023

Louise Aleksiejew & Antoine Medes, 2023

Quentin Garo, table /, 2024

Tom Nadam, L'éclipse & L'échapée, 2023
Le facteur n'est pas passé
Il faut imaginer une maison en centre-ville, une villa même. On peut imaginer ce qu'on veut donc autant penser grand. On se moque un peu des matériaux et de la forme extérieure de cette maison, moi je l'imagine style italo-méditerranéenne, avec du crépi et des tuiles rouges, des colonnes sur les balcons, avec des escaliers extérieurs et de la végétation partout autour, notamment des cyprès mais vous faites comme vous le sentez, ça n'a pas d'importance je vous ai dit. Par contre cette villa a un nom. Je vous vois venir, généralement les gens me coupent à ce moment-là en me criant dessus d'un air à la fois interrogateur et assuré « Belleville ?! », mais non. Cette villa ne s'appelle pas Belleville, ce serait comme appeler une ville Bellerégion, une capitale Beaupays ou un pays Belleplanète, ça n'a aucun sens. Ce n'est pas moi qui choisis donc vos commentaires, vous les gardez pour vous, merci bien, et ne me dites pas que je suis désagréable puisque c'est vous qui avez commencé.
Reprenons : cette villa était louée par deux vieilles dames. L'une peignait, l'autre pas, puisqu'elle préférait le dessin. Elles ont commencé à l'habiter il y a de ça presque cinquante ans. Une fois à la retraite, elles peinaient à payer la totalité du loyer qui n'a cessé d'augmenter au fil des années. Se refusant à l'idée de quitter la maison qui avait été le décor de leur vie, il fallait que quelque chose de beau s'y passe alors elles ont commencé à faire passer des entretiens à d'éventuel·les colocataires. En plus des quartiers des vieilles personnes, il y a huit chambres dans la villa, huit chambres disposées en étoile autour de la pièce principale. Peut-être est-ce cette particularité architecturale qui lui a valu son surnom de Villa Hélios.
Chacun·e des résident·es est arrivé·e l'un·e après l'autre. Iels ne se connaissaient pas tou·tes avant d'emménager ensemble mais ont fini, malgré leurs différences, par trouver un équilibre dans leur quotidien. Iels ne se sont jamais beaucoup parlé, et pour cause, iels ne se sont jamais beaucoup croisé·es non plus. D'ailleurs, iels n'ont jamais été tou·tes présent·es dans la même pièce et au même moment. Ce n'est pas qu'iels ne s'apprécient pas, mais simplement et de façon tout à fait naturelle, iels ne sortent jamais de leur chambre pour traverser les parties communes au même moment que les autres. La chose la plus étonnante c'est que leurs journées ne sont pas non plus calées comme du papier à musique, chaque jour leurs déplacements sont légèrement différents. Dans une sorte de ballet chaotique, tou·tes tournent en rond les un·es autour des autres, comme le ressac, allant et revenant sans que jamais iels ne se croisent longtemps. Bien sûr, ça ne les empêche pas de s'être fait, par petites bribes d'interactions, une idée de qui sont leurs voisin·es de chambre.
Jenna est la première à être arrivée. Elle est fleuriste mais d’un genre spécial puisqu’elle ne fait que dans les chrysanthèmes. En quelque sorte l'aînée de la villa, elle a été chargée par les vieilles personnes de relever le courrier. En dix ans de cohabitation, seulement trois lettres leur sont parvenues. La première est arrivée lorsque le dernier résident a emménagé, un message de bienvenue qui concluait en ces mots « que vos jours ici soient comme une éclipse joyeuse et généreuse ». Les deux autres lettres sont arrivées il y a quelques mois, à un jour d'intervalle. L'une annonçait que faute de fonds et avec les J.O approchant, les propriétaires allaient sûrement devoir vendre, signant malheureusement la fin de la colocation. L'autre était en fait un tract de Jordan Bardella pour les européennes, une mauvaise nouvelle n'arrivant jamais seule. Les proprios sont censés les tenir au courant début juin de ce qu'il adviendra de leur logement. Depuis, Jenna informe quotidiennement ses colocataires de si nouvelle il y a ou non en leur laissant un mot sur le frigo, disant jusqu'à présent « le facteur n'est pas passé ». Aline aime beaucoup le style de Jenna, elle la trouve bad bitch avec son col montant noir et ses grosses lunettes, mais ce qu'elle préfère c'est sa montre. Elle n'en avait jamais vu de pareille : dorée avec des étoiles gravées dessus, sans aucune indication horaire, simplement une forme découpée dans du papier, située au centre du cadran, à mi-chemin entre la fleur et la bestiole et qui tourne sur elle-même, marquant ainsi le temps qui passe. Ça lui parle à Aline le métier de Jenna, elle est souvent pensive à ce sujet. Lorsqu'il pleut elle observe longuement à travers sa fenêtre, le jardin, les chats du voisin, mais surtout les fleurs. Elle va souvent en cueillir pour les mettre dans les vases de la maison. Ça fait de la couleur, et ça sent bon. Elle en rajoute chaque semaine mais se refuse de les jeter. Chaque vase reste à sa place et tant pis si elles sèchent ou si elles pourrissent, ça fait partie des choses. On sait qu'elle les immortalise tout de même en photo mais les autres résident·es trouvent souvent ses tirages froissés ou cornés accrochés aux murs du salon, peut-être qu'elle n'aime pas tant que ça les fleurs en fait ? Pourtant elle a râlé la fois où les chiens de Léonore ont renversé un de ses vases. Peut-être qu'elle préfère les vases ? Une radio diffusant les informations locales est souvent allumée dans la cuisine. « Encore ?! » s'exclame Quentin en réagissant à l'énième incendie déclaré dans la région. L'état du monde est une source d'angoisse alors si même la nature commence à s'immoler... La sonnerie du four l'interrompt dans sa pensée et l'odeur du flan l'apaise. Quentin est en quelque sorte le troisième à être arrivé dans la villa, il n'avait que des sacs de plâtre comme bagages. Il avait été envoyé pour réparer une cloison qu'il n'a jamais pu se décider à finir, alors depuis il s'est installé là. À chaque étape de la réparation il ne pouvait se faire à l'idée de la voir disparaître au profit de la suivante. Ainsi il prolongeait un peu la cloison, allant un peu plus loin dans ses opérations de reconstruction, puis s'arrêtait de nouveau afin de ne rien gâcher, et ainsi de suite. Comme un bégaiement de gestes. La plupart des résident·es l'ont déjà vu marmonner en taillant des carreaux de plâtre, mais Léonore est la seule à lui avoir adressé la parole fréquemment, elle semble quelque part réceptive à ses empilements de matière. Elle fait partie des résident·es discret·es, la journée elle sort se promener avec ses chiens et la nuit elle s'enferme dans sa chambre. On sait qu'elle sort avec un appareil photo, mais personne ne sait vraiment si elle s'en sert. On entend un remue-ménage pas croyable le soir, elle semble taper sur quelque chose, comme de la pierre. Au petit matin, un arc de cercle de poussière blanche s'est formé sur le plancher devant sa porte. La seule chose qu'on la voit faire c'est agencer des cailloux avec des bouts de bois dans la cuisine, en attendant que ses pâtes finissent de cuire. Quentin dirait que ça ressemble à des maquettes. Ce n'est pas la seule à faire des sorties mystérieuses. Tom sort beaucoup aussi, parfois en journée et d'autres fois la nuit, il ne dit alors jamais où il va mais semble lourdement équipé. Beaucoup pensent qu'il y a quelque chose de très contrôlé chez lui, de froid. Il a pourtant l'appétit du chaud. Les résident·es le voient rarement revenir de ses sorties mais sont au courant lorsqu'il rentre, ça ne loupe pas, à chaque fois se répand dans la maison une forte odeur de fumée. Avant de regagner sa chambre, il fait toujours un détour par la cuisine et baisse le volume de la radio. Une fois Tom avait passé de longues minutes à scruter attentivement les photos froissées d'Aline, « un faux calme » il avait dit. Louise et Antoine l'ont déjà vu passer toute une après-midi à regarder les nuages. Louise et Antoine ce sont les seuls résident·es à être tout le temps fourré·es ensemble. Iels sont arrivé·es en même temps dans la villa et se connaissent depuis qu'iels sont petit·es. Iels ont tou·tes deux leur propre chambre mais iels ne font que passer de l'une à l'autre en permanence. On les entend s'esclaffer de rire et chanter des génériques d'animé à travers les murs mais iels ont de suite un air très sérieux dès qu'iels sortent dans les parties communes. Ça les embête quand iels s'habillent pareil alors iels ont établi des règles. Un jour Louise va porter un t-shirt, le lendemain ce sera Antoine qui le portera, un jour Antoine a une paire de chaussures, le lendemain c'est Louise qui les aura aux pieds. Iels n'ont le droit de s'habiller à l'identique qu'une fois par an : grosses lunettes de vue, blazer bleu roi, chemise blanche, short gris bleu, baskets et nœud papillon rouge, mais personne ne sait pourquoi, sauf Jill. Jill c'est la dernière arrivée de la villa. Elle a été accueillie par Louise et Antoine. Elle les a tout de suite appréciés. Notamment parce qu'iels se repassaient sans arrêt le même chewing-gum à mâcher, comme une balle sur une table de ping-pong, mais en plus dégueu. Jill ne sort jamais sans son carnet, elle y note tout ce qu'elle voit et qu'elle trouve beau, tout ce qu'elle mange et qu'elle trouve bon. À en croire par le chiffre neuf inscrit sur la tranche, par fines couches elle construit une chronologie de l'intime en plusieurs tomes. Elle parle assez peu et passe beaucoup de temps dans sa chambre. Ce que l'on sait d'elle, ce qu'elle aime, on le sait grâce au son de ses séries télé et des films qu'elle regarde et qui résonnent dans toutes les branches de la villa.
Toustes mènent leur vie côte à côte depuis dix ans, toustes s’entraperçoivent et gravitent autour du cœur de la demeure, le salon. Depuis la dernière lettre on sent qu'une certaine appréhension du lendemain gagne l'ambiance de la villa. Les résident·es qui n'avaient pas de problèmes de sommeil font maintenant des insomnies et celleux qui avaient des insomnies sont sans cesse en train de siester. À force de petits décalages dans leur rythme de vie certain·es se croisent davantage qu'auparavant, puis de plus en plus souvent, jusqu'à ce qu'un beau midi toustes se retrouvent dans le salon en même temps. Stupéfait·es, un ange passe, iels avaient presque oublié qu'iels étaient aussi nombreus·es à vivre sous ce toit. Les vieilles personnes les ont rejoint·es, ému·es par cette grande conjonction inattendue. Jenna avait déjà fait sa relève et aimanté son rapport quotidien au frigo : « Le facteur n'est pas passé. »
Pourvu qu'il ne passe jamais.
Loïc Leclercq